Résumé |
En 1988 paraissait la première édition de L'Avant Scène Opéra consacrée à l'Incoronazione di Poppea. Il y figurait déjà deux de mes «péchés de jeunesse» : Le labyrinthe des sources et Le dédale des versions. Dans la conclusion du premier de ces deux articles, j'osais avancer sans grand risque : «La polémique des sources et de la paternité de l'oeuvre est bien loin d'être close, et ce qui a été dit ici ne sera sans doute plus valable demain.» Seize ans plus tard, force est de constater que j'avais raison sur le premier point. Quant au second, je dois être plus nuancé : ce que j'avais alors écrit n'est pas devenu totalement caduc. Mais au fil du temps, musicologues et interprètes ont apporté de nouveaux éclairages sur l'oeuvre, sa genèse et la manière de la traiter. Il m'a donc paru nécessaire de reprendre ces études, de les compléter, mais aussi parfois de les aménager. Le numéro 155 de notre revue (décembre 1988) était né dans un contexte de polémique : le Théâtre du Châtelet, à l'instar des plus grandes scènes internationales, programmait une Incoronazione sur instruments modernes, usant pour cela de l'édition Leppard. Mon regard sur cette pratique était alors impitoyable et engagé. Aujourd'hui, le débat s'est apaisé, et nous devons regarder ces péripéties de l'histoire de l'interprétation comme le témoignage d'une époque sans doute révolue. Une nouvelle édition de L'Avant Scène Opéra voit le jour : il nous faut une nouvelle fois témoigner de l'évolution de notre appréhension de ce «chefd'oeuvre de l'incertitude, joyau véritablement baroque puisqu'il demeure aujourd'hui encore étroitement lié aux vicissitudes du temps, et que son aspect change continuellement au fil des années, en fonction d'une esthétique musicale toujours en mouvement.» Mon opinion sur ce point n'a pas varié... L'ultime chef-d'oeuvre Monteverdi a plus de soixante-quinze ans lorsque l'Incoronazione di Poppea est créée à Venise au Teatro Santi Giovanni e Paolo. Maestro della Cappella Ducale di San Marco depuis 1613, il est couvert d'honneurs, et sa renommée s'étend jusqu'aux confins de l'Europe. En 1637, le premier théâtre d'opéra public et payant de l'Histoire, le San Cassiano, avait ouvert ses portes à Venise. Dans les quatre années suivantes, trois autres salles offrent à leur tour des spectacles lyriques : Santi Giovanni e Paolo (1639), San Moisé (1639-40), Teatro Novissimo (1641). Dans ces institutions d'un nouveau genre, Monteverdi fait successivement représenter l'Arianna (créée à Mantoue en 1608 et reprise au San Moisé en 1639-40), Il Ritorno d'Ulisse in Patria (Santi Giovanni e Paolo, 1640), Le Nozze d'Enea con Lavinia (Santi Giovanni e Paolo, 1640-41). L'Incoronazione serait le quatrième de cette série d'opéras destinés au public «moderne», et le huitième de sa carrière. La majeure partie de cette production est aujourd'hui perdue. Seuls subsistent trois immenses chefs-d'oeuvre : Orfeo, Ulisse et Poppea. Trente-cinq ans se sont écoulés entre La Favola d'Orfeo, somptueux spectacle de cour, et l'ultime opera musicale. Ces compositions sont séparées par un véritable abîme, plus esthétique que chronologique. Les différences de public, de moyens financiers (une aristocratie riche et cultivée fait place à des spectateurs payants) et d'objectifs idéologiques (la célébration princière et humaniste disparaît au profit du divertissement soumis à la «loi du marché») ont suscité une transformation radicale de l'esthétique théâtrale et musicale. Une fois encore, Monteverdi est l'homme du renouveau et accompagne les mutations de son temps. |